La nuit était tombée. La chambre petite, étroite, encombrée n'était plus éclairée que par une faible lampe à bout de souffle. Des silhouettes grises y pénétraient, jetaient un coup d'œil, ressortissaient un moment, erraient dans les pièces voisines, revenaient… Au fond de la pièce un homme s'affairait, une lampe ou un chalumeau à la main, la lueur de celui-ci brillait parfois, des coups de marteau rageurs lui succédaient. C'était un serrurier et depuis deux heures de l'après midi il essayait en vain d'ouvrir un coffre énorme, bardé de gros clous de fer, encastré dans une sorte de placard : le secret avait été perdu, peut-être n'éprouvait-on de telles difficultés à l'ouvrir que parce qu'il avait été forcé. Un premier serrurier appelé la veille avait déclaré forfait. La bataille durait depuis plusieurs heures… Tout à coup ce fut la victoire : un grincement sinistre révéla que l'homme était venu à bout du monstre. Mais il n'était qu'entrouvert légèrement et comme on avait dû le déplacer, il était maintenant coincé : il fallait le dégager du chambranle. On vint à son aide et la grande porte tourna enfin sur ses gonds. Quel trésor patiemment conservé à travers trois générations allait-on découvrir ? Hélas ! quelle déception ! il n'y avait là qu'une masse informe de papiers, quelques-uns dans des sacs, aux feuillets jaunis, dont les extrémités avaient été autrefois grignotées par les rats, couverts d'une écriture souvent illisible… C'était cependant une sorte de trésor, mais d'une autre sorte, c'était patiemment conservés, la plupart du temps recouverts d'une chemise en papier ordinaire, reliés par une petite ficelle rose pâle, des actes juridiques, des testaments, des ventes, des conventions, des reçus de dates très anciennes, de la fin du XVIe siècle à nos jours. C'était aussi, classés par correspondants, toute une correspondance familiale, certains feuillets datant du XVIIIe siècle, mais la plupart du XIXe, de l'époque de Louis Philippe ; il y avait encore six liasses de papier fort, un Livre de raison tenu jour après jour de 1827 à 1849 et enfin deux registres où ces papiers avaient été répertoriés et brièvement résumés. La première date qui y était portée était 1352. La dernière 1858. C'était à travers les générations successives les pièces essentielles de la famille Odoard, pieusement rassemblées par Henri Odoard, fils du juge de Paix Marie-André-Laurent Odoard, de Mercurol, l'auteur du Livre de raison. Les actes officiels des mariages et des testaments, mais aussi les lettres familières du père à son fils, d'un frère à sa s?ur, où tout était mêlé, nouvelles du temps, des récoltes, des santés, mais aussi allusions aux grands faits de l'époque, parfois la monotonie de la vie quotidienne était déchirée par l'annonce d'un mariage, d'une naissance, d'un décès ou d'un drame familial… Comment laisser improductif ce trésor ? Les événements sont des maîtres de notables. Mais comment publier cette masse de documents ou de lettres, certains d'un intérêt minime ? Un choix s'imposait. On devait surtout faire revivre ces personnages, nos ancêtres, briser les bandelettes qui les enserraient dans l'oubli du tombeau. Pour cela il fallait leur injecter un peu de sang vif, participer à leur vie, à leur efforts, à leurs combats, à leurs joies et à leurs peines, à l'aide de notre propre expérience familiale, revivre leurs préoccupations, leurs projets, leurs déceptions, mais ne pas oublier qu'ils appartenaient à une autre époque que la nôtre, qui avait d'autres idéaux ou d'autres préjugés. Un autre que moi aurait tenté d'en tirer un roman. Peut-être l'aurais-je fait si ces documents avaient été moins détaillés et avaient laissé plus de champ à l'imagination. Mais puisqu'il n'en était pas ainsi et que je pouvais suivre pas à pas, jour par jour l'histoire de cette famille, j'ai renoncé aux privilèges du romancier pour les contraintes de l'historien Tout est vrai dans cette chronique.